© Daniel Fanguin
Je t'ai raconté bien des fois un rêve que je fais souvent, et qui m'a toujours laissé, après le réveil, une impression de bonheur et de mélancolie. Au commencement de ce rêve, je me vois assis sur une rive déserte, et une barque, pleine d'amis qui chantent des airs délicieux, vient à moi sur le fleuve rapide. Ils m'appellent, ils me tendent les bras, et je m'élance avec eux dans la barque. Ils me disent : « Nous allons à… (ils nomment un pays inconnu), hâtons-nous d'arriver. » On laisse les instruments, on interrompt les chants. Chacun prend la rame. Nous abordons… à quelle rive enchantée ? Il me serait impossible de la décrire ; mais je l'ai vue vingt fois, je la connais : elle doit exister quelque part sur la terre, ou dans quelqu'une de ces planètes dont tu aimes à contempler la pâle lumière dans les bois, au coucher de la lune. — Nous sautons à terre ; nous nous élançons, en courant et en chantant, à travers les buissons embaumés. Mais alors tout disparaît et je m'éveille. J'ai recommencé souvent ce beau rêve ; et je n'ai jamais pu le mener plus loin. (…)
Quels sont ces amis inconnus qui viennent m'appeler dans mon sommeil et qui m'emmènent joyeusement vers le pays des chimères ? D'où vient que je ne peux jamais m'enfoncer dans ces perspectives enchantées que j'aperçois du rivage ? D'où vient aussi que ma mémoire conserve si bien l'aspect des lieux d'où je suis parti et de ceux où j'arrive, et qu'elle est impuissante à se retracer la figure et les noms des amis qui m'y conduisent ? (…)
Je te l'ai dit souvent, le matin, tout fraîchement débarqué de mon île inconnue, tout pâle encore d'émotion et de regret, rien dans la vie réelle ne peut se comparer à l'affection que m'inspirent ces êtres mystérieux, et à la joie que j'éprouve à les retrouver. Elle est telle que j'en ressens l'impression physique après le réveil, et que, pour tout un jour, je n'y puis songer sans palpitations. Ils sont si bons, si beaux, si purs, à ce qu'il me semble ! Je me retrace, non pas leurs traits, mais leur physionomie, leur sourire et le son de leur voix. Ils sont si heureux, et ils m'invitent à leur bonheur avec tant de tendresse ! Mais quel est-il, leur bonheur ? (…)
Cette apparition d'une troupe d'amis dont la barque me porte vers une rive heureuse, est dans mon cerveau depuis les premières années de ma vie. Je me souviens fort bien que, dans mon berceau, dès l'âge de cinq ou six ans, je voyais en m'endormant une troupe de beaux enfants couronnés de fleurs, qui m'appelaient et me faisaient venir avec eux dans une grande coquille de nacre flottante sur les eaux, et qui m'emmenaient dans un jardin magnifique. Ce jardin était différent du rivage imaginaire de mon île. Il y a entre l'un et l'autre la même disproportion qu'entre les amis enfants et les amis de mes rêves d'aujourd'hui. Au lieu des hauts arbres, des vastes prairies, des libres torrents et des plantes sauvages que je vois maintenant, je voyais alors un jardin régulier, des gazons taillés, des buissons de fleurs à portée de mon bras, des jets d'eau parfumée dans des bassins d'argent, et surtout des roses bleues dans des vases de la Chine. Je ne sais pourquoi les roses bleues me semblaient les fleurs les plus surprenants et les plus désirables. Du reste, mon rêve ressemblait aux contes de fées dont j'avais déjà la tête nourrie, mais aux souvenirs desquels je mêlais toujours un peu du mien. Maintenant il ressemble à la terre libre et vierge que je vais cherchant, et que je peuple d'affections saintes et de bonheur impossible. (…)
Félix Ziem, 1821-1911
J'étais au jardin public vers le coucher du soleil. Il y avait, comme à !'ordinaire, très peu de promeneurs. (…) Je trouvai, au lieu de ces allées glaciales que nous avions fuies ensemble la veille de ton départ, et où je n'avais pas encore eu le courage de retourner, un sable tiède et des tapis de pâquerettes, des bosquets de sumacs et de sycomores fraîchement éclos au vent de la Grèce. Le petit promontoire planté à l'anglaise est si beau, si touffu, si riche de fleurs, de parfums et d'aspects, que je me demandai si ce n'était pas là le rivage magique que mes rêves m'avaient fait pressentir. Mais non, la terre promise est vierge de douleurs, et celle-ci est déjà trempée de mes larmes.
Le soleil était descendu derrière les monts Vicentins. De grandes nuées violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La tour de Saint-Marc, les coupoles de Sainte-Marie, et cette pépinière de flèches et de minarets qui s'élèvent de tous les points de la ville se dessinaient en aiguilles noires sur le ton étincelant de l'horizon. Le ciel arrivait, par une admirable dégradation de nuances, du rouge cerise au bleu de smalt ; et l'eau, calme et limpide comme une glace, recevait exactement le reflet de cette immense irisation. Au-dessous de la ville elle avait l'air d'un grand miroir de cuivre rouge. Jamais je n'avais vu Venise si belle et si féerique. (…)
Il y a des jours où il est impossible de vivre avec son semblable, tout porte au spleen, tout tourne au suicide ; et il n'y a rien de plus triste au monde, et surtout de plus ridicule, qu'un pauvre diable qui tourne autour de sa dernière heure, et qui parlemente avec elle pendant des semaines et des années, comme l'homme de Shakespeare avec la vengeance. Les gens s'en moquent. Ils sont autour de lui à la regarder et à crier comme les spectateurs d'un saltimbanque maladroit qui hésite à crever le ballon. — Il sautera ! Il ne sautera pas ! Les hommes ont raison de rire au nez de celui qui ne sait ni les quitter ni les supporter, qui ne veut pas renoncer à la vie, et qui ne veut pas l'accepter comme elle est. Ils le punissent ainsi de l'ennui impertinent qu'il éprouve et qu'il avoue. Mais leur justice est dure. Ils ne savent pas ce qu'il a fallu de souffrances et de déboires pour amener à ce point de préoccupation inconvenante un caractère tant soit peu orgueilleux et ferme.
Je conseille à tous ceux qui se trouveront, soit par habitude, soit par accident, dans une semblable disposition, de faire des repas légers pour éviter l'irritation cérébrale de la digestion, et de se promener seuls au bord de l'eau, les mains dans les poches, un cigare à la bouche, pendant un certain nombre d'heures, proportionné à la force et à la ténacité de leur mauvaise humeur. (…)
Tu ne te doutes pas, mon ami, de ce que c'est que Venise. Elle n'avait pas quitté le deuil qu'elle endosse avec l'hiver, quand tu as vu ses vieux piliers de marbre grec, dont tu comparais la couleur et la forme à celles des ossements desséchés. À présent le printemps a soufflé sur tout cela comme une poussière d'émeraude. Le pied de ces palais, où les huitres se collaient dans la mousse croupie, se couvre d'une mousse vert-tendre, et les gondoles coulent entre deux tapis de cette belle verdure veloutée, où le bruit de l'eau vient s'amortir languissamment avec l'écume du sillage. Tous les balcons se couvrent de vases de fleurs, et les fleurs de Venise, nées dans une glaise tiède, écloses dans un air humide, ont une fraîcheur, une richesse de tissu et une langueur d'attitudes qui les font ressembler aux femmes de ce climat, dont la beauté est éclatante et éphémère comme la leur. Les ronces doubles grimpent autour de tous les piliers, et suspendent leurs guirlandes de petites rosaces blanches aux noires arabesques des balcons. L'iris à odeur de vanille, la tulipe de Perse, si purement rayée de rouge et de blanc qu'elle semble faite de l'étoffe qui servait de costume aux anciens Vénitiens, les roses de Grèce, et des pyramides de campanules gigantesques s'entassent dans les vases dont la rampe est couverte ; quelquefois un berceau de chèvrefeuille à fleurs de grenat couronne tout le balcon d'un bout à l'autre, et deux ou trois cages vertes cachées dans le feuillage renferment les rossignols qui chantent jour et nuit comme en pleine campagne. Cette quantité de rossignols apprivoisés est un luxe particulier à Venise. Les femmes ont un talent remarquable pour mener à bien la difficile éducation de ces pauvres chanteurs prisonniers, et savent, par toutes sortes de délicatesses et de recherches, adoucir l'ennui de leur captivité. La nuit, ils s'appellent et se répondent de chaque côté des canaux. Si une sérénade passe, ils se taisent tous pour écouter, et, quand elle est partie, ils recommencent leurs chants, et semblent jaloux de surpasser la mélodie qu'ils viennent d'entendre. (…)
L'absence de chevaux et de voitures et la sonorité des canaux font de Venise la ville la plus propre à retentir sans cesse de chansons et d'aubades. Il faudrait être bien enthousiaste pour se persuader que les chœurs de gondoliers et de facchini sont meilleurs que ceux de l'Opéra de Paris, comme je l'ai entendu dire à quelques personnes d'un heureux caractère ; mais il est bien certain qu'un de ces chœurs, entendu de loin sous les arceaux des palais moresques que blanchit la lune, fait plus de plaisir qu'une meilleure musique exécutée sous les châssis d'une colonnade en toile peinte. Les grossiers dilettanti beuglent dans le ton et dans la mesure ; les froids échos de marbre prolongent sur les eaux ces harmonies graves et rudes comme les vents de la mer. Cette magie des effets acoustiques et le besoin d'entendre une harmonie quelconque dans le silence de ces nuits enchantées font écouter avec indulgence, je dirais presque avec reconnaissance, la plus modeste chansonnette qui arrive, passe et se perd dans l'éloignement.
Canaletto, Eglise du Salut, 1730
Quand on arrive à Venise, et qu'un gondolier bien tenu vient vous attendre à la porte de l'auberge, avec sa veste de drap et son chapeau rond, il est impossible de retrouver en lui la plus légère trace de cette élégance qu'ils avaient aux temps féeriques de Venise. On la chercherait aussi vainement sous les guenilles de ceux qui abandonnent leurs vêtements à un désordre plus pittoresque. Mais l'esprit incisif, pénétrant et subtil de cette classe célèbre n'est pas encore tout à fait perdu. Leurs physionomies ont généralement ce caractère de finesse mielleuse qu'on pourrait prendre au premier coup d'œil pour de la gaieté bienveillante, mais qui cache une mordante causticité et une astuce profonde. Le caractère de cette race et celui de la nation vénitienne est encore ce qu'il a été de tout temps, la prudence. Nulle part il n'y a plus de paroles et moins de faits, plus de querelles et moins de rixes. Les barcaroles ont un merveilleux talent pour se dire des injures ; mais il est bien rare qu'ils en viennent aux mains. (…)
Quant au gondolier indépendant, il ne possède que son pantalon, sa chemise et sa pipe, quelquefois un petit caniche noir qui nage à côté de la gondole avec l'agilité infatigable d'un poisson. Le gondolier porte la madone de son traguet tatouée sur la poitrine avec une aiguille rouge et de la poudre à canon. Il a son patron sur un bras et sa patronne sur l'autre. Il n'est point, jour et nuit, comme nos cochers de fiacre, aux ordres du premier venu. Il n'obéit qu'au chef do son traguet, qui est un simple gondolier comme lui, élu par un libre vote, approuvé de la police, et qui désigne à chacun de ses administrés le jour où il est de service au traguet. Le reste du temps, le gondolier gagne librement sa journée, et, quand une ou deux courses dans la matinée ont assuré l'entretien de son estomac et de sa pipe jusqu'au lendemain, il s'endort le ventre au soleil, sans se soucier que l'empereur passe, et sans se laisser tenter par aucune offre qui mettrait de nouveau ses bras en sueur. Il est vrai que son office est plus pénible que celui de conduire deux paisibles coursiers du haut d'un siège de voiture. Mais son caractère est aussi plus insouciant et plus indépendant. Souple, flatteur, et mendiant à jeun, il se moque de celui qui lui marchande son salaire comme de celui qui l'outre-passe. Il est ivrogne, facétieux, bavard, familier et fripon, à certains égards ; c'est-à- dire qu'il respectera scrupuleusement votre foulard, votre parapluie, tout paquet scellé, toute bouteille cachetée ; mais si vous le laissez en compagnie de quelque bouteille entamée ou de quelque pipe, vous le retrouverez occupé à boire votre marasquin et à fumer votre tabac avec la tranquillité d'un homme qui se livre aux plus légitimes opérations. (…)
On ne nous avait certainement pas assez vanté la beauté du ciel et les délices des nuits de Venise. La lagune est si calme dans les beaux soirs que les étoiles n'y tremblent pas. Quand on est au milieu, elle est si bleue, si unie, que l'œil ne saisit plus la ligne de l'horizon, et que l'eau et le ciel ne font plus qu'un voile d'azur, où la rêverie se perd et s'endort. L'air est si transparent et si pur que l'on découvre au ciel cinq cent mille fois plus d'étoiles qu'on n'en peut apercevoir dans notre France septentrionale. J'ai vu ici des nuits étoilées au point que le blanc argenté des astres occupait plus de place que le bleu de l'éther dans la voûte du firmament. C'était un semis de diamants qui éclairait presque aussi bien que la lune à Paris. Ce n'est pas que je veuille dire du mal de notre lune ; c'est une beauté pâle dont la mélancolie parle peut-être plus à l'intelligence que celle-ci. Les nuits brumeuses de nos tièdes provinces ont des charmes que personne n'a goûtés mieux que moi et que personne n'a moins envie de renier. Ici la nature, plus vigoureuse dans son influence, impose peut-être un peu trop de silence à l'esprit. Elle endort la pensée, agite le cœur et domine les sens. Il ne faut guère songer, à moins d'être un homme de génie, à écrire des poëmes durant ces nuits voluptueuses : il faut aimer ou dormir.
Pour dormir, il y a un endroit délicieux c'est le perron de marbre blanc qui descend des jardins du vice-roi au canal. Quand la grille dorée est fermée du côté du jardin, on peut se faire conduire par la gondole sur ces dalles, chaudes encore des rayons du couchant, et n'être dérangé par aucun importun piéton, à moins qu'il n'ait pour venir à vous la foi qui manqua à saint Pierre. J'ai passé là bien des heures tout seul, sans penser à rien, tandis que Catullo et sa gondole dormaient au milieu de l'eau, à la portée du sifflet. Quand le vent de minuit passe sur les tilleuls et en secoue les fleurs sur les eaux ; quand le parfum des géraniums et des girofliers monte par bouffées, comme si la terre exhalait sous le regard de la lune des soupirs embaumés ; quand les coupoles de Sainte-Marie élèvent dans les cieux leurs demi-globes d'albâtre et leurs minarets couronnés d'un turban ; quand tout est blanc, l'eau, le ciel et le marbre, les trois éléments de Venise, et que du haut de la tour de Saint-Marc une grande voix d'airain plane sur ma tête, je commence à ne plus vivre que par les pores, et malheur à qui viendrait faire un appel à mon âme ! je végète, je me repose, j'oublie. Qui n'en ferait autant à ma place ? Comment voudrais-tu que je pusse me tourmenter pour savoir si monsieur un tel a fait un article sur mes livres, si monsieur un autre a déclaré mes principes dangereux, et mon cigare immoral ?… (…)
Là vie est encore si facile à Venise ! la nature si riche et si exploitable ! La mer et les lacunes regorgent de poisson et de gibier on pêche en pleine rue assez de coquillages pour nourrir la population. Les jardins sont d'un excellent revenu : il n'est pas un coin de cette grasse argile qui ne produise généreusement en fruits et en légumes plus qu'un champ en terme ferme. De ces milliers d'isolettes dont la lagune est semée, arrivent tous les jours des bateaux remplis de fruits, de fleurs et d'herbages si odorants qu'on en sent la trace parfumée dans la vapeur du matin. La franchise du port apporte à bas prix les denrées étrangères ; les vins les plus exquis de l'Archipel coûtent moins cher à Venise que le plus simple ordinaire à Paris. Les oranges arrivent de Palerme avec une telle profusion, que, le jour de l'entrée du bateau sicilien dans le port, on peut acheter dix des plus belles pour quatre ou cinq sous de notre monnaie. La vie animale est donc le moindre sujet de dépense à Venise, et le transport des denrées se fait avec une aisance qui entretient l'indolence des habitants. Les provisions arrivent par eau jusqu'à la porte des maisons ; sur les ponts et dans les rues pavées passent les marchands en détail. L'échange de l'argent avec les objets de consommation journalière se fait à l'aide d'un panier et d'une corde. Ainsi, toute une famille peut vivre largement sans que personne, pas même le serviteur, sorte de la maison. Quelle différence entre cette commode existence et le laborieux travail qu'une famille, seulement à demi pauvre, est forcée d'accomplir chaque jour à Paris pour parvenir à diner plus mal que le dernier ouvrier de Venise ! Quelle différence aussi entre la physionomie préoccupée et sérieuse de ce peuple qui se heurte et se presse, qui se crotte et se fait jour avec les coudes dans la cohue de Paris, et la démarche nonchalante de ce peuple vénitien qui se traîne en chantant et en se couchant à chaque pas sur les dalles lisses et chaudes des quais ! (…)
Les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Hier je voulais aller voir lever la lune sur l'Adriatique ; jamais je ne pus décider Catullo le père à me conduire au rivage du Lido. Il prétendait, ce qu'ils prétendent tous quand ils n'ont pas envie d'obéir, qu'il avait l'eau et le vent contraires. Je donnai de tout mon cœur le docteur au diable pour m'avoir envoyé cet asthmatique qui rend l'âme à chaque coup de rame, et qui est plus babillard qu'une grive quand il est ivre. J'étais de la plus mauvaise humeur du monde quand nous rencontrâmes, en face de la Salute, une barque qui descendait doucement vers le Grand-Canal en répandant derrière elle, comme un parfum, les sons d'une sérénade délicieuse. Tourne la proue, dis-je au vieux Catullo ; tu auras au moins, j'espère, la force de suivre cette barque.
Une autre barque, qui flânait par là, imita mon exemple, puis une seconde, puis une autre encore, puis enfin toutes celles qui humaient le frais sur le canalazzo, et même plusieurs qui étaient vacantes, et dont les gondoliers se mirent à cingler vers nous en criant : Musica ! musica ! d'un air aussi affamé que les Israélites appelant la manne dans le désert. En dix minutes, une flottille s'était formée autour des dilettanti ; toutes les rames faisaient silence, et les barques se laissaient couler au gré de l'eau. L'harmonie glissait mollement avec la brise, et le hautbois soupirait si doucement, que chacun retenait sa respiration de peur d'interrompre les plaintes de son amour. Le violon se mit à pleurer d'une voix si triste et avec un frémissement tellement sympathique, que je laissai tomber ma pipe, et que j'enfonçai ma casquette jusqu'à mes yeux. La harpe fit alors entendre deux ou trois gammes de sons harmoniques qui semblaient descendre du ciel et promettre aux âmes soufrantes sur la terre les consolations et les caresses des anges. Puis le cor arriva comme du fond des bois, et chacun de nous crut voir son premier amour venir du haut des forêts du Frioul et s'approcher avec les sons joyeux de la fanfare. Le hautbois lui adressa des paroles plus passionnées que celles de la colombe qui poursuit son amant dans les airs. Le violon exhala les sanglots d'une joie convulsive ; la harpe fit vibrer généreusement ses grosses cordes, comme les palpitations d'un cœur embrasé, et les sons des quatre instruments s'étreignirent comme des âmes bienheureuses qui s’embrassent avant de partir ensemble pour les cieux. Je recueillis leurs accents, et mon imagination les entendit encore après qu'ils eurent cessé. Leur passage avait laissé dans l'atmosphère une chaleur magique, comme si l'amour l'avait agitée de ses ailes. (…)
Gravure aquarellée par C. Lalaisse d´après A. Rouargue, 1854