"J’étais assis à Brightbury, sous les vieux tilleuls. Une mésange à tête bleue chantait au-dessus de ma tête une chanson compliquée et fort longue ; elle y mettait toute son âme de mésange, et son chant réveillait chez moi un monde de souvenirs.
C’était confus d’abord, comme les souvenirs lointains ; puis peu à peu les images vinrent, plus nettes et plus précises, je m’y retrouvai tout à fait. Oui, c’était là-bas, à Stamboul, — une de nos grandes imprudences, un de nos jours d’école buissonnière et de témérité. Mais c’est si grand, Stamboul ! on y est si inconnu !... Et le vieil Abeddin, qui était à Andrinople !...
C’était une belle après-midi d’hiver, et nous nous promenions tous deux, elle et moi, heureux comme deux enfants de nous trouver ensemble au soleil, une fois par hasard, et de courir la campagne.
Il était triste cependant le lieu de promenade que nous avions choisi : nous longions la grande muraille de Stamboul, lieu solitaire par excellence, et où tout semble s’être immobilisé depuis les derniers empereurs byzantins. (...)
Cette campagne était silencieuse, ces sites imposants et solennels.
Et cependant nous étions gais, tous les deux, heureux de notre escapade, heureux d’être jeunes et libres, de circuler une fois par hasard, en plein vent comme tout le monde, et sous le beau ciel bleu.
Son yachmak, très épais, était ramené sur ses yeux jusqu’à dérober tout son front ; à peine voyait-on, par l’ouverture du voile, rouler ses prunelles, si limpides et si mobiles ; son féredjé d’emprunt était d’une couleur foncée, d’une coupe sévère, que n’adoptent point d’ordinaire les femmes élégantes et jeunes. Et le vieil Abeddin lui-même ne l’eût point reconnue.
Nous marchions d’un pas souple et rapide, frôlant les modestes marguerites blanches et l’herbe courte de janvier, respirant à pleine poitrine le bon air vif et piquant des beaux jours d’hiver.
Tout à coup, dans ce grand silence, nous entendîmes un délicieux chant de mésange, en tout semblable à celui d’aujourd’hui ; les petits oiseaux de même espèce répètent dans tous les coins du monde la même chanson.
Aziyadé s’arrêta court, étonnée ; avec une mine de stupéfaction comique, du bout de son doigt teint de henné, elle me montrait le petit chanteur posé près de nous sur une branche de cyprès. Ce petit oiseau, tout petit, tout seul, se donnait tant de mal pour faire tout ce bruit, il se démenait d’un air si important et si joyeux, que, de bon cœur, nous nous mîmes à rire.
Et nous restâmes là longtemps à l’écouter, jusqu’au moment où il prit son vol, effrayé par six grands chameaux qui s’avançaient d’une allure bête, attachés à la queue leu leu par des ficelles.
Après... après, nous vîmes poindre une troupe de femmes en deuil qui se dirigeaient vers nous.
C’étaient des femmes grecques ; deux popes marchaient en tête ; elles portaient un petit cadavre, à découvert sur une civière, suivant leur rite national.
? Bir guzel tchoudjouk (Un joli petit enfant !), dit Aziyadé devenue sérieuse.
En effet, c’était une jolie petite fille de quatre ou cinq ans, une délicieuse poupée de cire qui semblait endormie sur des coussins. — Elle était vêtue d’une élégante robe de mousseline blanche et portait sur la tête une couronne de fleurs d’or.
Il y avait une fosse creusée au bord du chemin. On enterre ainsi les morts n’importe où, le long des routes ou au pied des murs...
? Approchons-nous, dit Aziyadé, redevenue enfant ; on nous donnera des bonbons.
On avait dérangé pour creuser cette fosse un cadavre qui ne devait pas être fort ancien ; la terre qui en était sortie était pleine d’ossements et de lambeaux de diverses étoffes. Il y avait surtout un bras, plié à angle droit, dont les os, encore rouges, se tenaient au coude par quelque chose que la terre n’avait pas eu le temps de dévorer.
Il y avait là deux popes à grands cheveux de femme, couverts de sordides oripeaux dorés, sales, patibulaires, assistés de quatre mauvais drôles d’enfants de chœur.
Ils marmottèrent quelque chose sur l’enfant mort, et puis la mère lui enleva sa couronne de fleurs, et emprisonna avec soin ses cheveux blonds dans un petit bonnet de nuit, toilette qui nous eût fait sourire, si elle n’eût pas été faite par cette mère.
Quand elle fut couchée tout au fond sur le sol humide, sans planches, sans bière, on jeta sur elle cette terre malsaine ; tout tomba dans le trou, sur la jolie petite figure de cire, y compris les vieux os et le vieux coude ; et elle fut promptement enfouie.
On nous donna des bonbons en effet ; j’ignorais cet usage grec.
Une jeune fille, puisant dans un sac rempli de dragées blanches, en remit une poignée à chacun des assistants, et nous en eûmes aussi, bien que nous fussions Turcs.
Quand Aziyadé tendit la main pour recevoir les siennes, ses yeux étaient pleins de larmes..."
Extrait d'Aziyadé de Pierre Loti