AZIYADÉ de Pierre LOTI

© Daniel FanguinÉclipseJean-Léon Gérôme - "La prière au Caire"

Éclipse de lune

"Nous descendions par une soirée splendide, la rampe d’Oun-Capan.
Stamboul avait un aspect inaccoutumé ; les hodjas dans tous les minarets chantaient des prières inconnues sur des airs étranges ; ces voix aiguës, parties de si haut, à une heure insolite de la nuit, inquiétaient l’imagination ; et les musulmans, groupés sur leurs portes, semblaient regarder tous quelque point effrayant du ciel.
Achmet suivit leurs regards, et me saisit la main avec terreur : la lune que tout à l’heure nous avions vue si brillante sur le dôme de Sainte-Sophie, s’était éteinte là-haut dans l’immensité ; ce n’était plus qu’une tache rouge, terne et sanglante.
Il n’est rien de si saisissant que les signes du ciel, et ma première impression, plus rapide que l’éclair, fut aussi une impression de frayeur. Je n’avais point prévu cet événement, ayant depuis longtemps négligé de consulter le calendrier.
Achmet m’explique combien c’est là un cas grave et sinistre : d’après la croyance turque, la lune est en ce moment aux prises avec un dragon qui la dévore. On peut la délivrer cependant, en intercédant auprès d’Allah, et en tirant à balle sur le monstre.
On récite en effet, dans toutes les mosquées, des prières de circonstance, et la fusillade commence à Stamboul. De toutes les fenêtres, de tous les toits, on tire des coups de fusil à la lune, dans le but d’obtenir une heureuse solution de l’effrayant phénomène.
Nous prenons un caïque au Phanar pour rejoindre notre logis ; on nous arrête en route. À mi-chemin de la Corne d’or, le canot des Zaptiés nous barre le passage : une nuit d’éclipse, se promener en caïque est interdit.
Nous ne pouvons cependant pas coucher dans la rue. Nous parlementons, nous discutons, le prenant de très haut avec MM. les Zaptiés, et, une fois encore, en payant d’audace nous nous tirons d’affaire.
Nous arrivons à la case, où Aziyadé nous attend dans la consternation et la terreur.
Les chiens hurlent à la lune d’une façon lamentable, qui complique encore la situation.
D’un air mystique, Achmet et Aziyadé m’apprennent que ces chiens hurlent ainsi pour demander à Allah un certain pain mystérieux qui leur est dispensé dans certaines circonstances solennelles, — et que les hommes ne peuvent voir.
L’éclipse continue sa marche, malgré la fusillade ; le disque entier est même d’une nuance rouge extraordinairement prononcée, — coloration due à un état particulier de l’atmosphère.
J’essaye l’explication du phénomène au moyen d’une bougie, d’une orange et d’un miroir, vieux procédé d’école.
J’épuise ma logique, et mes élèves ne comprennent pas ; devant cette hypothèse tout à fait inadmissible que la terre est ronde, Aziyadé s’assied avec dignité, et refuse absolument de me prendre au sérieux. Je me fais l’effet d’un pédagogue, image horrible ! et je suis pris de fou rire ; je mange l’orange et j’abandonne ma démonstration...
À quoi bon du reste cette sotte science, et pourquoi leur ôterais-je la superstition qui les rend plus charmants ?
Et nous voilà, nous aussi, tirant tous les trois des coups de fusil par la fenêtre, à la lune qui continue de faire là-haut un effet sanglant, au milieu des étoiles brillantes, dans le plus radieux de tous les ciels !

Vers onze heures, Achmet nous éveille pour nous annoncer que le traitement a réussi ; la lune est eyu yapilmich (guérie).
En effet, la lune, tout à fait rétablie, brillait comme une splendide lampe bleue dans le beau ciel d’Orient."

(Istanbul, janvier 1877) Extrait d'Aziyadé de Pierre Loti

Orient 10

Léon Belly "Pèlerins allant à la Mecque"

Vision

 "Quand je remontai sur la place de Mehmed-Fatih, le soleil dorait en plein l’immense mosquée, les portiques arabes et les minarets gigantesques. Les oulémas qui sortaient de la prière du soir s’étaient tous arrêtés sur le seuil, et s’étageaient dans la lumière sur les grandes marches de pierre. La foule accourait vers eux et les entourait : au milieu du groupe, un jeune homme montrait le ciel, un jeune homme qui avait une admirable tête mystique. Le turban blanc des oulémas entourait son beau front large ; son visage était pâle, sa barbe et ses grands yeux étaient noirs comme de l’ébène.

Il montrait en haut un point invisible, il regardait avec extase dans la profondeur du ciel bleu et disait :
? Voilà Dieu ! Regardez tous ! Je vois Allah ! Je vois l’Éternel !
Et nous courûmes, Achmet et moi, comme la foule, auprès de l’ouléma qui voyait Allah.

Nous ne vîmes rien, hélas ! Nous en aurions eu besoin cependant. Alors, comme toujours, j’aurais donné ma vie pour cette vision divine, ma vie seulement pour un signe du ciel, ma vie pour une simple manifestation du surnaturel.
? Il ment, disait Achmet ; quel est l’homme qui a jamais vu Allah ?
? Ah ! c’est vous, Loti, dit l’ouléma Izzet ; vous aussi, vous voulez voir Allah ? Allah, dit-il en souriant, ne se montre pas aux infidèles.
? Il est fou, dirent les derviches.
Et on emmena le visionnaire dans sa cellule.
Achmet avait profité de cette diversion pour m’entraîner sur le versant de Marmara, le plus loin d’elle possible. La nuit vint et nous trouva à moitié égarés."

(Istanbul, mars 1877) Extrait d'Aziyadé de Pierre Loti

Orient 19

Honoré Boze

La mèche

"? Viens, Loti, dit Achmet ; allons encore à Stamboul, fumer notre narguilhé ensemble pour la dernière fois...
Nous traversons en courant Sali-Bazar, Tophané, Galata. Nous voici au pont de Stamboul.
La foule se presse sous un soleil brûlant ; c’est bien le printemps, pour tout de bon, qui arrive comme moi je m’en vais. La grande lumière de midi ruisselle sur tout cet ensemble de murailles, de dômes et de minarets, qui couronnent là-haut Stamboul ; elle s’éparpille sur une foule bariolée, vêtue des couleurs les plus voyantes de l’arc-en-ciel.
Les bateaux arrivent et partent, chargés d’un public pittoresque ; les marchands ambulants hurlent à tue-tête, en bousculant la foule.
Nous connaissons tous ces bateaux qui nous ont transportés à tous les points du Bosphore ; nous connaissons sur le pont de Stamboul toutes les échoppes, tous les passants, même tous les mendiants, la collection complète des estropiés, aveugles, manchots, becs-de-lièvre et culs-de-jatte !
Toute la truanderie turque est aujourd’hui sur pied ; je distribue des aumônes à tout ce monde, et recueille toute une kyrielle de bénédictions et de salams.
Nous nous arrêtons à Stamboul, sur la grande place de Jeni-djami, devant la mosquée. Pour la dernière fois de ma vie, je jouis du plaisir d’être en Turc, assis à côté de mon ami Achmet, fumant un narguilhé au milieu de ce décor oriental.
Aujourd’hui, c’est une vraie fête du printemps, un étalage de costumes et de couleurs. Tout le monde est dehors, assis sous les platanes, autour des fontaines de marbre, sous les berceaux de vignes qui se couvriront bientôt de feuilles tendres. Les barbiers ont établi leurs ateliers dans la rue et opèrent en plein air ; les bons musulmans se font gravement raser la tête, en réservant au sommet la mèche par laquelle Mahomet viendra les prendre pour les porter en paradis.
... Qui me portera, moi, dans un paradis quelconque ? quelque part ailleurs que dans ce vieux monde qui me fatigue et m’ennuie, quelque part où rien ne changera plus, quelque part où je ne serai pas perpétuellement séparé de ce que j’aime ou de ce que j’ai aimé ?
Si quelqu’un pouvait me donner seulement la foi musulmane, comme j’irais, en pleurant de joie, embrasser le drapeau vert du prophète !
? Digression stupide, à propos d’une queue réservée sur le sommet de la tête..."

 (Istanbul, fin mars 1877) Extrait d'Aziyadé de Pierre Loti

Orient 4

Jean-Léon Gérôme

Le chant de la mésange

"J’étais assis à Brightbury, sous les vieux tilleuls. Une mésange à tête bleue chantait au-dessus de ma tête une chanson compliquée et fort longue ; elle y mettait toute son âme de mésange, et son chant réveillait chez moi un monde de souvenirs.
C’était confus d’abord, comme les souvenirs lointains ; puis peu à peu les images vinrent, plus nettes et plus précises, je m’y retrouvai tout à fait. Oui, c’était là-bas, à Stamboul, — une de nos grandes imprudences, un de nos jours d’école buissonnière et de témérité. Mais c’est si grand, Stamboul ! on y est si inconnu !... Et le vieil Abeddin, qui était à Andrinople !...
C’était une belle après-midi d’hiver, et nous nous promenions tous deux, elle et moi, heureux comme deux enfants de nous trouver ensemble au soleil, une fois par hasard, et de courir la campagne.
Il était triste cependant le lieu de promenade que nous avions choisi : nous longions la grande muraille de Stamboul, lieu solitaire par excellence, et où tout semble s’être immobilisé depuis les derniers empereurs byzantins. (...)
Cette campagne était silencieuse, ces sites imposants et solennels.
Et cependant nous étions gais, tous les deux, heureux de notre escapade, heureux d’être jeunes et libres, de circuler une fois par hasard, en plein vent comme tout le monde, et sous le beau ciel bleu.
Son yachmak, très épais, était ramené sur ses yeux jusqu’à dérober tout son front ; à peine voyait-on, par l’ouverture du voile, rouler ses prunelles, si limpides et si mobiles ; son féredjé d’emprunt était d’une couleur foncée, d’une coupe sévère, que n’adoptent point d’ordinaire les femmes élégantes et jeunes. Et le vieil Abeddin lui-même ne l’eût point reconnue.
Nous marchions d’un pas souple et rapide, frôlant les modestes marguerites blanches et l’herbe courte de janvier, respirant à pleine poitrine le bon air vif et piquant des beaux jours d’hiver.
Tout à coup, dans ce grand silence, nous entendîmes un délicieux chant de mésange, en tout semblable à celui d’aujourd’hui ; les petits oiseaux de même espèce répètent dans tous les coins du monde la même chanson.
Aziyadé s’arrêta court, étonnée ; avec une mine de stupéfaction comique, du bout de son doigt teint de henné, elle me montrait le petit chanteur posé près de nous sur une branche de cyprès. Ce petit oiseau, tout petit, tout seul, se donnait tant de mal pour faire tout ce bruit, il se démenait d’un air si important et si joyeux, que, de bon cœur, nous nous mîmes à rire.
Et nous restâmes là longtemps à l’écouter, jusqu’au moment où il prit son vol, effrayé par six grands chameaux qui s’avançaient d’une allure bête, attachés à la queue leu leu par des ficelles.
Après... après, nous vîmes poindre une troupe de femmes en deuil qui se dirigeaient vers nous.
C’étaient des femmes grecques ; deux popes marchaient en tête ; elles portaient un petit cadavre, à découvert sur une civière, suivant leur rite national.
? Bir guzel tchoudjouk (Un joli petit enfant !), dit Aziyadé devenue sérieuse.
En effet, c’était une jolie petite fille de quatre ou cinq ans, une délicieuse poupée de cire qui semblait endormie sur des coussins. — Elle était vêtue d’une élégante robe de mousseline blanche et portait sur la tête une couronne de fleurs d’or.
Il y avait une fosse creusée au bord du chemin. On enterre ainsi les morts n’importe où, le long des routes ou au pied des murs...
? Approchons-nous, dit Aziyadé, redevenue enfant ; on nous donnera des bonbons.
On avait dérangé pour creuser cette fosse un cadavre qui ne devait pas être fort ancien ; la terre qui en était sortie était pleine d’ossements et de lambeaux de diverses étoffes. Il y avait surtout un bras, plié à angle droit, dont les os, encore rouges, se tenaient au coude par quelque chose que la terre n’avait pas eu le temps de dévorer.
Il y avait là deux popes à grands cheveux de femme, couverts de sordides oripeaux dorés, sales, patibulaires, assistés de quatre mauvais drôles d’enfants de chœur.
Ils marmottèrent quelque chose sur l’enfant mort, et puis la mère lui enleva sa couronne de fleurs, et emprisonna avec soin ses cheveux blonds dans un petit bonnet de nuit, toilette qui nous eût fait sourire, si elle n’eût pas été faite par cette mère.
Quand elle fut couchée tout au fond sur le sol humide, sans planches, sans bière, on jeta sur elle cette terre malsaine ; tout tomba dans le trou, sur la jolie petite figure de cire, y compris les vieux os et le vieux coude ; et elle fut promptement enfouie.
On nous donna des bonbons en effet ; j’ignorais cet usage grec.
Une jeune fille, puisant dans un sac rempli de dragées blanches, en remit une poignée à chacun des assistants, et nous en eûmes aussi, bien que nous fussions Turcs.
Quand Aziyadé tendit la main pour recevoir les siennes, ses yeux étaient pleins de larmes..."

Extrait d'Aziyadé de Pierre Loti

Extraits présentés par Daniel Fanguin

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